jeudi 31 mai 2012

Potentiel

Potentiel, c'est un des mots en vogue et qui reste socialement correct pour désigner ce qui caractérise les surdoués, abdoués, doués en tout genre. HPI : la première fois, je l'ai associé à HP (Hôpital psychiatrique). HPI, Haut Potentiel Intellectuel. C'est prioritairement l'intellectualité qui est associée au personnes doués mais c'est bien la partie visible de l'iceberg. Il y a l'autre pan, énorme que le concept d'hyperexcitabilité de Dabrowski permet de mieux saisir et la notion de potentiel qui en dérive. Depuis longtemps, je suis convaincue qu'opposer quotient intellectuel et quotient émotionnel n'est pas source de création.
Potentiel: souvent associé à la physique, avec une importance accordée à la puissance (cf. Lexilogos). Potentiel, dans sa forme d'adjectif, "qui peut", "possible".

Le potentiel selon Dabrowski. Là encore, il est question de rencontre, non pas d'une rencontre idéalisée mais bien d'une confrontation qui permet un processus de création.

Ici, la parole est libre et c'est sans honte que je donnerai à lire un petit passage d'un wiki sur la Théorie de la désintégration positive de Dabrowski (1967) que j'ai découverte lors de ma lecture de Différence et souffrance de l'adulte surdoué de Cécile Bost, paru chez Vuibert en 2011.
Thanatos, Eros et Polemos, le triptyque est là. Dés-intégration, c'est sans doute là une des clés du développement pour certains qui va bien à l'encontre de la notion d'intégration de savoirs cognitifs actuellement amplement valorisé dans notre système éducatif. Bien sûr, certains peuvent trouver dangereux cette dés-intégration puisqu'elle va -dans un sens seulement - à l'encontre d'un système établi ; pourtant n'est-ce pas elle qui est à l’œuvre dans le cycle de la nature? Communément le cycle de mère nature est idéalisé, considéré comme stable, organisé, rassurant mais notre environnement est aussi largement désordonné comme Edgar Morin peut l'écrire. 
Reste à se demander si cette dés-intégration resterait l'apanage des adultes. A mon avis, rien n'est moins sûr...

Potentiel de développement

Un développement avancé est souvent observé chez les personnes qui montrent un fort potentiel de développement. Le potentiel de développement représente une constellation de caractéristiques génétiques, exprimées et véhiculées via l'interaction avec l'environnement. De nombreux facteurs font partie du potentiel de développement, mais trois aspects majeurs sont mis en évidence : l'hyperstimulabilité, les aptitudes et talents spécifiques, et une forte motivation pour un développement autonome, une caractéristique que Dabrowski a appelée « le troisième facteur ».

L'hyperstimulabilité

L'aspect le plus évident du potentiel de développement est l'hyperstimulabilité, un ressenti accru des stimuli physiologiques résultant de l'augmentation des sensibilités neuronales. Plus grande est l'hyperstimulabilité, plus intenses sont les expériences au jour le jour de la vie. Dabrowski a défini cinq formes d'hyperstimulabilité : émotionnelle, intellectuelle, imaginative, sensorielle et psychomotrice. Ces hyperstimulabilités, et particulièrement les trois premières, amène souvent une personne à ressentir la vie de tous les jours de manière plus intense et à éprouver profondément les extrêmes des joies et tristesses de la vie. Dabrowski a étudié des personnes particulières et a trouvé qu'une hyperstimulabilité élevée était une composante clé de leur expérience de vie et de développement. Ces personnes sont orientées et dirigées par leur « gouvernail » de valeurs, leur sens d'hyperstimulabilité émotionnelle. Celle-ci combinée avec les hyperstimulabilités imaginative et intellectuelle, ces personnes ont une perception puissante du monde.

Les aptitudes et talents

La seconde branche du potentiel de développement, les aptitudes et talents spécifiques, tendent à servir le niveau de développement de la personne. Comme souligné précédemment, les personnes aux niveaux les plus bas utilisent leurs capacités pour supporter des buts égocentriques et pour monter dans l'échelle sociale. À des niveaux plus élevés, les attitudes et talents spécifiques deviennent une force importante au fur et à mesure qu'ils sont canalisés par la hiérarchie des valeurs de la personne vers l'expression et la réalisation de la vision de la personne concernant sa personnalité idéale et sa vision de la façon dont le monde devrait être.

Le troisième facteur

Le troisième aspect du potentiel de développement, qui est simplement appelé « le troisième facteur », est une tendance, une volonté dirigée vers le développement personnel et l'autonomie. Le troisième facteur est très important en ceci qu'il dirige les talents personnels et la créativité vers une expression autonome, et, de plus, il fournit la motivation à lutter pour essayer d'obtenir plus et pour tenter d'imaginer et de réaliser des objectifs qui sont actuellement hors d'atteinte. Dabrowski a clairement différencié le troisième facteur du libre arbitre. Il sentait que le libre arbitre n'allait pas assez loin pour capter les aspects motivationnels qu'il attribuait au troisième facteur. Par exemple, un individu peut exercer son libre arbitre et montrer peu de motivation à grandir ou changer en tant qu'individu. Le troisième facteur décrit spécifiquement une motivation, la motivation de devenir soi-même. Cette motivation est parfois si forte que dans certaines situations nous pouvons observer que quelqu'un a besoin de se développer et qu'en se faisant, il se met beaucoup en danger. Ce sentiment de « je dois être moi-même », particulièrement quand c'est « à n'importe quel prix », et particulièrement quand il est exprimé comme une motivation forte pour le développement personnel, est au-delà du concept classique décrit comme le libre arbitre.
Une personne dont le potentiel de développement est suffisamment élevé va généralement subir une désintégration, malgré tous les efforts externes sociaux ou familiaux pour l'empêcher. Une personne dans le potentiel de développement est faible ne subira généralement pas une désintégration (ou croissance positive de la personnalité), même dans un environnement propice.

Un don à double tranchant ?

Dabrowski appelait l'hyperstimulabilité « un cadeau tragique » pour refléter le fait que le parcours d'une personne avec un potentiel de développement élevé n'était ni confortable ni facile. Le potentiel permettant d'expérimenter des sommets est également un potentiel permettant d'expérimenter des gouffres. La douleur et la mort sont bien plus difficiles à affronter. Ceux qui sont émotionnellement hyperstimulables ressentent non seulement leur propre douleur plus profondément, mais ressentent aussi celle des autres avec la même intensité. De la même manière, la capacité à exprimer une grande créativité rend probable le fait d'expérimenter beaucoup de conflits personnels et de stress. Ce stress conduit le développement et est également le résultat de conflits développementaux, à la fois intrapsychiques et sociaux. Dans les phases aiguës de ce stress, le suicide est un risque significatif. L'isolement souvent ressenti par ces personnes augmente le risque que la personne se fasse délibérément du mal.
Dabrowski préconisait l'auto-psychothérapie, la formation de la personne aux hyperstimulabilités et au processus de désintégration pour lui donner un contexte dans lequel comprendre des ressentis et besoins intenses. Dabrowski suggérait d'aider les gens dans leurs efforts pour trouver et développer leur propre expression personnelle. Les enfants et les adultes avec un potentiel de développement élevé doivent trouver et parcourir leur propre chemin, souvent au détriment de leur intégration avec leur environnement social et même avec leur famille. La conscience du fait que nul ne peut montrer à quelqu'un d'autre « le droit chemin » est au coeur de l'auto-psychothérapie. Chacun doit trouver sa propre voie pour lui-même.
Dabrowski, La théorie de la désintégration positive, wiki zebras-crossing. org

jeudi 23 février 2012

La rencontre, qu'est-ce que c'est?

Il est certes difficile de donner une définition de la rencontre. 
Voici pourtant un éclairage que Jean-François Rey nous donne à lire dans un texte "Autisme : c'est la psychiatrie qu'on attaque, Défendre la psychothérapie institutionnelle" paru dans la rubrique Débats du Monde daté du 23/02/2012.

Extrait :
La psychothérapie institutionnelle qu'on dénonce aujourd'hui a une histoire à faire valoir. Je me contenterai d'en rappeler quelques principes simples. L'institution doit faire du sur-mesure : ce n'est pas au patient de s'adapter au milieu. Pour cela, le concept analytique de "transfert" est précieux. Le transfert d'un patient, schizophrène ou non, sur l'institution, que Jean Oury appelle "transfert dissocié", consiste à organiser la "rencontre" entre le patient et d'autres personnes évoluant dans les mêmes lieux : soignants, personnels de service, autres patients. Le mot même de "rencontre" est la clé de cette pratique. Pour qu'il y ait rencontre, il faut qu'il y ait liberté de circuler. Mais davantage encore, il faut que les lieux et les personnes soient assez distincts : distinguer les sujets, distinguer les lieux pour qu'ils deviennent des sites de parole, distinguer les moments contre un temps homogène et vide, distinguer des groupes et des sous-groupes dans un réseau d'activités. En un mot, résister à la tyrannie de l'homogène, face lisse du "monde administré", selon la formule de Theodor W. Adorno.

lundi 20 février 2012

I.b.


La formation DUFA

En métaphore de la formation, je pense à ce qu’écrit Jean-Michel Maulpoix à propos de la poésie d’Yves Bonnefoy[1] : « En poésie, il faut avoir espéré puis perdu l’infini pour connaître la finitude en sa clarté ».

La pluie sur le ravin

I

Il pleut sur le ravin, sur le monde. Les huppes
Se sont posées sur notre grange, cimes
De colonnes errantes de fumée.
Aube, consens à nous aujourd’hui encore[2]

Je me souviens. Lorsque je parcourus la plaquette de formation du DUFA, je trouvais le contenu de sa jaquette très clair, très professionnel. Je la relis à présent : trois axes, vingt-huit points et une liste d’intervenants issus des milieux universitaire et de la formation. Si clair et pourtant, je n’avais aucune idée de la forme que tout cela pouvait prendre. Les deux articles « Formation de formateurs d’adultes à l’université » et « Approche psychosociologique en formation de formateur » ajoutèrent du mystère à cette formation dans laquelle je souhaitais toutefois ardemment m’inscrire.
Je lus les articles. J’y repérais l’alliance d’un processus intellectuel à des approches poétiques, émotionnelles et corporelles et cela nourrissait mon désir d’ « imagination active »[3]. Le désir, étonnamment, y était explicitement pris en compte. Aussi, cette formation semblait être un espace ouvert qui mettait l’accent sur une dimension collective. C’est cette approche existentielle et la multiplicité culturelle qui me plut.

Rencontre avec mes pairs

La pluie sur le ravin

III
Je me lève, je vois
Que notre barque a tourné, cette nuit.
Le feu est presque éteint.
Le froid pousse le ciel d’un coup de rame[4]

Je m’enthousiasmais de rencontrer ces autres personnes avec qui j’allais suivre la formation et échanger au fil des modules.
C’est le lundi quatre novembre que je rencontrais les personnes du groupe. J’étais un peu surprise de me retrouver dans cette petite salle aux murs ternes et aux grandes fenêtres. J’observais avec curiosité ces personnes qui allaient venir comme moi en formation presque tous les jours, jusqu’au printemps de l’année suivante. Les présentations se firent pendant deux jours, avec le jeu des miroirs – un jeu, pas d’enjeux (?) comme dirait Christian Bobin de l’écriture avec, dès le deuxième jour, un petit conflit d’opinions.
Au fil du temps, j’ai été en fait déçue par le manque de ressources de la plupart des personnes constituant le groupe. Cela se cantonna à des échanges cordiaux puis beaucoup plus indifférents dans leur ensemble. Je reprocherai au groupe son manque de curiosité pour l’inconnu, le mystère, son manque d’ouverture. Je n’ai pas eu l’impression de pouvoir vivre le métissage que j’espérais au travers de ce que j’avais lu du projet pédagogique et de ce que j’en attendais. Cela était peut-être une apparence, une protection, le contact ne s’étant pas établi dans le groupe.

Identités

Et pourtant, j’ai beaucoup appris. Très vite, un conflit entre les dits « intellos » et les « authentiques » apparut. Conflit qui, selon moi, n’avait pas de sens mais qui, sans doute, pouvait permettre à plusieurs voix/voies de s’exprimer. Ainsi, cela pouvait satisfaire le besoin que chacun ressentait de s’affirmer et d’être reconnu en tant qu’être spécifiquement singulier, moi y compris sans doute. Les manières étaient multiples, certaines d’entre elles presque laborieuses allèrent jusqu’au mépris, alors qu’au cours des modules j’entendais le doux clapotis du respect de l’autre, d’ouverture à l’autre.
Je comprenais mal cette dichotomie qui s’installait, à la limite de la parodie. Se rangeant dans des catégories pures et pêle-mêle, il y avait ceux qui, d’un côté, « blablattaient » et, de l’autre, ceux qui exprimaient leurs sentiments vrais, ceux qui avaient du recul et ceux qui n’en avaient aucun, ceux qui avaient des idées et ceux qui avaient du vécu, les conformistes et les originaux, les rationnels et les psy. Une petite voix me murmurait que c’était transitoire et, pourtant, le phénomène s’installa, subreptice et pugnace ; il était largement évoqué ou bien justifié au travers de reproches lors des écoutes transversales. Ainsi, la reconnaissance de soi semblait passer par la négation de l’autre. Je découvrais une rigoureuse intolérance et, quelquefois des productions idéologiques[5]. Je rencontrais une forme d’ego dont je ne me souciais plus guère mais qui remonta, comme les eaux pluviales quelquefois débordent des rivières. Du jeu, espace entre, nous passions aux gammes du « je » et il fallait même en rajouter « je pense que », « je trouve que », « je ressens que ». Les « nous » et « on » étaient bannis, voire un sujet de représailles et devaient être ramenés à la lumière du « je ». Le groupe était rejeté et, pourtant, c’est ce qui semblait le constituer. « C’est une totalité fondée sur un paradoxe : de la séparation des individus, de leurs différences, de leurs conflits, naît une unité affective qui se traduit par un effort permanent de coopération» comme l’écrit Max Pagès[6] et, comme il le dit de l’expérience fondamentale d’angoisse et d’amour, le groupe « ce n’est point le règne sans partage d’un sentiment ou de sentiments homogènes, c’est une unité de coexistence entre des sentiments opposés qui se renforcent mutuellement. »[7].
Peut-être influencée par la langue japonaise de laquelle le sujet « je » est presque absent, je me dis assez vite que c’était comme un code qui permettait peut-être aux personnes d’éclairer leur dynamique de sujet.

Au travers de cette réparation par le « je »[8] – qui peut être également entendu comme un affrontement, un des sens donné à la rencontre - et le besoin de reconnaissance qui s’y alliait, je rencontrais une souffrance, celle de la solitude. Et je me dis que c’est peut-être aussi cela que je peux entendre lorsque je suis formateur. Cette souffrance, je l’avais presque oubliée. Non pas que je ne souffrais pas mais plutôt qu’elle était diffuse, apparaissant tantôt sous forme de sourde mélancolie au fil de rails de trains qui me portaient, tantôt sous forme de rêverie au coin des arbres ou des bas immeubles gris, carrés et bétonnés japonais. Cette souffrance, je la rapprocherai de l’errance dont parle Michel Maffesoli, elle « serait l’expression d’un autre rapport à l’autre et au monde, moins offensif, plus caressant, quelque peu ludique, et bien sûr tragique, reposant sur l’intuition de l’impermanence des choses, des êtres, et de leurs relations.»[9]. Or, ce que j’avais presque oublié, c’était qu’il pouvait il y avoir plusieurs modes de solitude, que la souffrance pouvait également s’exprimer par l’agressivité, le dénigrement, l’envie, l’indifférence… Moi-même, je fus surprise d’éprouver un matin de février une haine féroce pour presque toutes les personnes du groupe, cette haine qui alla même jusqu’à l’envie de gifler.

Comme l’écrit Edgar Morin, « notre réalité n’est autre que notre idée de la réalité. »[10]. Je rencontrai aussi mes propres limites et m’aperçus qu’entre autres choses, il m’avait été facile, au fil des ans, de rencontrer de par mon chemin des personnes qui n’étaient pas si lointaines de moi et que je pouvais réagir selon ce qui pouvait être appelé une pensée du milieu. Peut-être cela me permet-il de vivre les dissonances de la vie mais j’ai besoin d’un mouvement vital qui pourrait se rapprocher de la danse tango et qui s’exprimerait dans les suspensions d’un rythme pluriel. Lorsque je découvre une personne pour la première fois, j’ai presque toujours une impression que j’écoute mais je sais en même temps que celle-ci me surprendra, que je ne connais pas cette personne et ne la connaîtrai jamais. Comme je ne me connais pas en tous points à un moment donné, pas même après les mailles de la formation DUFA. Ce qui m’attire alors sont les hésitations, les maladresses, arrêts et reprises, mouvements inhérents à la personne. Je me suis rendu compte que cela pouvait être perçu comme une fuite ou bien encore comme un déni de ce qu’est l’autre. Et, pourtant… La perspective dualiste m’anéantit, la stabilisation m’effraie. Je crains le définitif et le statique ; peut-être ai-je trop regardé la mer et ses fonds aux teintes subtiles, les ciels d’hiver au crépuscule ; ai-je trop écouté ma respiration alors qu’étendue sur le sol je déployais certaines parties de mon corps en danse contemporaine. Peut-être que, comme l’écrit François Laplantine,

La représentation et l’identité s’épanouissent dans la conformité aux idées reçues. Non seulement elles ne rendent pas compte mais elles s’opposent au mouvement, au temps et à la turbulence […][11]


[1] Maulpoix Michel, Magazine littéraire n°421 juin 2003, L’image et la voix, pp. 38-40, p.40
[2] Bonnefoy Yves, Les Planches Courbes, Paris, Poésie Gallimard, 2001, La pluie sur le ravin, pp.43-47, p. 45
[3] Barbier René in Actualité de la formation permanente n°103, Formation de formateurs d’adultes à l’université, Approche existentielle, p. 65
[4] Bonnefoy Yves, opus cité,p. 47
[5] Laplantine François, Je, nous et les autres, Paris, le Pommier, Collection Manifestes, 1999, p. 18
[6] Pagès Max, La vie affective des groupes, esquisse d’une théorie de la relation humaine, Paris, Dunod, 1984, p. 118
[7] ibidem, p. 158
[8] « Le paradoxe cesse quand on comprend que le « je » n’est pas initialement un existant, mais le mode d’exister lui-même, qu’il n’existe pas à proprement parler. » Levinas Emmanuel, Le temps et l’autre, PUF, Quadridge, 1983, p. 34
[9] Maffesoli Michel, Du Nomadisme, vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, Collection biblio/essais, 1997, p.26
[10] Morin Edgar, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 95
[11] Laplantine François, Je, nous et les autres, opus cité, p. 13

I.a.


Une formation – comment ?

A presque trente-trois ans, à l’un de ces multiples carrefours de la vie qui passe, je pris ce sentier que j’avais entr’aperçu à plusieurs reprises mais que j’avais simplement regardé d’un peu loin de l’une des multiples routes que j’avais suivies depuis mon retour du Japon en France. Je souhaitais être formatrice et, surtout, suivre une formation, choix qui gardait toutefois un soupçon d’aléas, malgré mon expérience en Français Langue Etrangère auprès d’étudiants japonais quelques années auparavant. C’est un événement particulier qui m’y entraîna presque malgré moi.

J’étais enceinte de mon premier enfant qui, à sa naissance fut prénommé *. Au travers de ma grossesse et de la vie qu’empruntait * tout du long, l’horizon reprenait toutes ses formes. Je respirais, prenais mon temps. Je retrouvais le cycle de la nature. Du petit parc qui jouxtait l’immeuble dans lequel je travaillais alors, je regardais les couleurs et formes des cerisiers, des pruniers et du petit bois de bambous ; je mangeais à petites bouchées doucement, tout doucement, les fruits de saison, les fraises, le raisin, le pamplemousse ou encore les clémentines. Par le biais des saveurs et des consistances, je retrouvais aussi le plaisir du geste que j’avais rencontré au Japon lorsque, par exemple, je décortiquais délicatement un poisson avec des baguettes.
Ce rythme lent que j’adoptais me donnait envie de rompre avec une certaine routine professionnelle que j’avais laissée s’installer, cela, pourtant, après plusieurs années passées à aller courir. Cette routine serait venue par le biais du secrétariat de direction, période au cours de laquelle je rencontrais de façon empirique ce monde des entreprises privées, les rouages de ces institutions et les relations hiérarchiques que ce monde formait dans l’institution de même que dans son rôle de représentation auprès d’investisseurs, d’actionnaires ou encore d’administrations politiques.
Je constatais que j’avais accepté « d’observer pour savoir [et] [d’]accepter de ne pas savoir pour observer »[1] et je n’avais pas l’impression d’avoir tant appris que cela. Ma fascination du tout économique et son vocabulaire corollaire - privatisation, fusion, acquisition - s’était affadie et ce monde qui se voulait plein de sens et d’un seul en particulier m’essoufflait.
Même si, comme l’écrit Bernard Fernandez, « L’apprentissage du retour se présente in fine comme un excellent moyen pour revisiter les mécanismes sociaux d’une société donnée », j’avais besoin d’autre et d’ailleurs comme le nomade de Bernard Fernandez : « Au croisement d’une expérience entre ce qu’il a déjà appris, ce qu’il a compris partiellement et ce qui lui reste à découvrir, le voyage continue. »[2]

Je me rendis donc à la Cité des Métiers, à la Villette avec l’idée de me renseigner sur les formations de formateurs proposées. Mon premier enfant arriva en février ; j’éprouvais alors l’étrange sensation que cet évènement produit de fait : je me rencontrais en tant que mère et je rencontrais en même temps mon fils *, partie de moi sans être moi pour autant.
M’interroger à propos de l’étendue de ces identités multiformes devenait essentiel ; je souhaitais me confronter à mes propres expériences et à celles des autres, à la valeur d’une formation et à l’apprentissage en général.

Tout adulte en formation engage donc à la fois son histoire, le sens qu’il donne à son histoire et le devenir de son histoire. Il l’inscrit dans un devenir, il pose sur elle un acte d’appropriation ou de réappropriation. Il se « réautorise » dans le sens étymologique du terme, c’est à dire qu’il se produit comme auteur.[3]


[1] Houssaye Jean, opus cité p.
[2] Fernandez Bernard, Identité Nomade, Ed. Economica, Anthropos, 2002, p. 251 et p. 237

[3] Gourdon-Monfrais Dominique, Hors-série Sciences Humaines n°40, mars-avril-mai 2003, Quand la soif de savoir date de l’enfance, pp. 60-63

samedi 11 février 2012

Figure 1. Thierry Marx

Thierry Marx est connu comme le chef de file de la cuisine moléculaire. Dans l'entretien du 27 janvier 2012 qu'il a avec Laure Adler pour son émission Hors-Champs , il évoque son itinéraire et l'importance des rencontres qui ont façonné sa vie personnelle et professionnelle. 
Cet aspect plus méconnu, Laure Adler rappelle que Thierry Marx l'a développé dans son autobiographie parue sous le titre Comment je suis devenu chef étoilé. Je ne connais pas son livre mais j'ai attentivement écouté l'émission de France-Culture, surprise d'ailleurs par des points de rencontre avec ma propre expérience, malgré le décalage d'âge et un parcours qui ne porte à priori aucune ressemblance (!).
Il y a - c'est vrai - une évidence : la rencontre avec le Japon puisque j'y ai habité trois années. Néanmoins, ce détour là fut sans aucun doute motivé et vécu de manière très différente, Thierry Marx étant fan de la trilogie samourai depuis l'adolescence et judo-ka, ce qui n'est certes pas mon cas. Ceci étant, je ne peux m'empêcher de penser que le Japon pourrait être pour certains d'entres nous occidentaux comme un révélateur dans une recherche de liberté et de manière d'être. Voilà tout du moins très grossièrement brossée ma rencontre avec ce Thierry Marx-là, le temps d'une émission.

Je n'aborderai pas le Japon ici mais le thème de la rencontre, source d'apprentissage, tel que développé dans ce blog. En effet, Thierry Marx accorde une place essentielle aux rencontres dans son parcours tout du long : elles semblent lui permettre de trouver du sens alors qu'il est en recherche de repères et, ce faisant, lui permettent de gagner en autonomie. A plusieurs reprises, il évoque leur pouvoir d'émancipation. Souvent, elles se rapprochent de figures humaines, notamment quand Thierry Marx parle du rôle des maîtres, sensei en japonais dans son apprentissage de la cuisine. Délicieusement, il dit d'ailleurs que lorsqu'on rencontre un sensei, il faut "éviter de lui poser des questions" pour "se laisser s'imprégner de son savoir".
Ces rencontres se laissent aussi lire dans l'amitié avec d'autres, élément qu'il retiendra notamment de son expérience au Liban. "C'est l'amitié qui va me reconstruire" dira t'il de son retour. Ces amitiés s'expriment sans doute du fait qu'il adhère très tôt à des valeurs fortes comme celles du respect et de la liberté, des valeurs que son grand-père d'origine polonaise lui a transmises par le biais des textes engagés d'Aragon chantés par Léo Ferré. Comme si ces valeurs lui permettaient de s'ouvrir à la rencontre ; ce sont elles qui l'ancreront d'ailleurs dans la pratique. Lorsque Thierry Marx évoque les compagnons des devoirs unis qu'il intègre en boulangerie-pâtisserie après sa rencontre avec Bernard Ganachaud , il rappelle le principe de parrainage et de signature d'un ordre moral des compagnons, l'engagement et la détermination.


D'un point de vue pédagogique, il est intéressant de noter comme dans ces rencontres ("la vie n'est faite que de rencontres"), le pan de l'observation, d'attention extrême, tient une place prépondérante. C'est flagrant dans l'analyse qu'il fait de ce film de Wagaki, film traceur pour lui. Voilà brièvement ce que ce récit de Thierry Marx enseigne : aller à la rencontre, c'est ne pas avoir peur, et pouvoir apprendre de presque n'importe quelle situation.
Il parle du plaisir et des rencontres comme si ils étaient associés, "cette nécessité de l'enseignement, de la culture générale pour s'épanouir, pour être moins violent, pour avoir cette envie de transmettre et puis de comprendre que d'apprendre c'est du plaisir et de la rencontre".
Pourtant, malgré le format court de l'émission, il évoque aussi sans insister les souffrances, la tristesse (mort, déception amoureuse), la violence (un  moyen d'expression du 140), les stéréotypes ("ce n'est pas pour vous!" lui dira la femme qu'il rencontre quand il demandera à s'inscrire au Lycée d'Enseignement Général en hôtellerie).  Ces passages à vide, ces pertes/recherches de repères, il finira par les considérer comme un simple creux de la vague, de manière dynamique. Car ces éléments forment aussi des rencontres qu'il faut gérer et dont on apprend : même si la tentation est grande d'idéaliser et de ne retenir que les bonnes rencontres. Cette reconnaissance des rencontres dans l'apprentissage implique sans doute une exigence avant tout avec soi-même, sachant que l'on ne maitrise pas tout, peut-être une exigence de sincérité. Comme un court extrait d'une interview avec Alain Chapel de 1985 le rappellera, "il est bien qu'il y ait un petit accident".

"Parcours atypique", c'est l'expression consacrée pour caractériser ce type de parcours.  Pourtant, il parait justifié d'interroger l'utilisation d'atypique et de se demander ce que serait une vie sans rencontres. Celles que Thierry Marx donne à lire peuvent paraître tout à fait extra-ordinaires, sans doute parce qu'il a évolué dans un milieu "particulier" - et connoté-, et pour lequel notre imaginaire fonctionne à merveille : milieu assez secret avec les rivalités qu'on lui attribue, des exigences presque tueuses (on se rappelle le suicide de Bernard Loiseau en 2003).
Cependant, malgré cet aspect extra-ordinaire, je suis tentée de penser que ce parcours est plus exemplaire qu'atypique, puisqu'il reflète comme les rencontres construisent la personne. Il serait ainsi un bel exemple non pas à suivre mais à vivre pour, comme le disait le grand-père de Thierry Marx, "Inventer sa vie en tant qu'homme". Une belle leçon de vie, non?

vendredi 10 février 2012

II.c.


Correspondances
Un peu plus tard, je m’ouvrais à une autre forme d’échange. J’eus en effet, deux correspondances sur la durée avec des perspectives différentes. L’une avec *, l’autre avec mon grand-père. * était la fille d’amis de fac de mes parents. Avec elle, je fumais mes premières cigarettes. Je la retrouvais dans le tourbillon de la vie comme le chante Jeanne Moreau. Nous avions grandi et dévorions les phrases de Julien Gracq, Albert Cohen et d’autres, nous laissant bercer par leurs timbres étranges ou drôles. Le visage de Marianne était une énigme. Elle avait de grands yeux ronds et marrons, perçants comme ceux d’un chat, le front dégagé qui laissait s’exprimer le cours de son visage pâle ; des pommettes saillaient sur ses joues lisses. Tout était là, à portée de regard tout comme le contenu de l’armoire de sa chambre rangé selon le signe distinctif des couleurs. Pourtant le mystère était prégnant. Ces lettres que nous échangions alors qu’on se voyait très régulièrement laissaient libre cours à nos sentiments. Souvent, nous partagions nos impressions et réfléchissions sur un thème ou bien une phrase qui retentissait en nous ; ce pouvait être encore une scène de la rue ou bien un simple fait d’actualité. Dans nos rencontres épistolaires, nous frôlions notre étrangeté réciproque et, au travers de thèmes légers et tristes, la vie et la mort, l’expérience de l’existence, de notre caractère humain mais aussi celle de notre Terre-Patrie ainsi que le dit Edgar Morin. Ces rencontres n’étaient pas que dans le contenu des idées ou des émotions mais s’immisçaient également au travers l’énergie du graphisme même des lettres épaisses que nous écrivions. * utilisait toujours l’encre noire et ses majuscules étaient très affirmées. Rencontre donc au travers de « l’extériorité du langage »[1] porté par l’écriture.
Penser, c’est ne pas être soi ou pas seulement soi-même, c’est n’être plus ce que nous étions et n’être pas encore ce que nous serons peut-être, c’est s’éloigner de soi. C’est une activité qui s’effectue, comme l’écrit Deleuze, « sous l’intrusion d’un dehors qui creuse l’intervalle, et force, démembre l’intérieur. »[2]

Les lettres de mon Grand-père portaient elles la marque d’un graphisme à l’ancienne, très fin et somme toute assez conventionnel. Je commençais à lui écrire à l’université à propos de mes doutes et rages de jeune adulte et nous échangions sur le tout-politique. Mon Grand-père me racontait la période trouble de la seconde guerre mondiale et les sentiments qu’elle lui avait procuré. Il me contait la difficulté qu’il y avait à garder pour soi certaines de ses manières de voir en ses temps difficiles. En fait, cette rencontre à l’écrit avec mon Grand-père en provoqua plusieurs autres. Ainsi, parallèlement, il m’abonna à toutes sortes d’hebdomadaires qui portaient sur l’actualité. Cet espace ouvert me permit ainsi de me rendre compte des innombrables interrogations dont nous sommes toujours la proie quant à la texture de notre monde. Ces lectures et les échanges qu’elles suscitaient me montrèrent ce que c’était que d’avoir un point de vue et d’en reconnaître les articulations, de reconnaître aussi leur fragilité. Je profitais de ces matériaux pour garder certains de ces articles et faire des revues de presse, classées par pays ou thèmes.

Langue japonaise

C’est ainsi que je découvris le japonais.
Un jour de septembre 1990, je vis sur la porte d’une salle de l’université d’*, « initiation au japonais ». J’entrai ; j’avais une troisième langue vivante à choisir pour mon cursus. La professeur de japonais était une femme blond foncé au visage rond et aux petits yeux brillants, le nez un peu busqué, la peau grasse. Elle était très vivante, assez énigmatique et pas du tout linéaire dans la présentation de cette langue. Son approche me changeait de l’enseignement plus classique de l’anglais et de l’allemand. Plus tard, je compris que cela s’expliquait sans doute par le fait de la structure grammaticale même du japonais qui est – soit dit un peu caricaturalement- tout à l’envers du français. Cette structure donc lui permettait une grande liberté pédagogique et l’attitude de * et son parti-pris pédagogique dont je m’étonnais alors est assez bien illustré dans ce qu’écrit Philippe Meirieu dans son livre « Apprendre… oui, mais comment ?»[3] :

[…] le métier d’enseigner requiert cette double et inlassable prospection, du côté des sujets, d’une part, de leurs acquis, leurs capacités, leurs ressources, leurs intérêts, leurs désirs, et du côté des savoirs, d’autre part, qu’il faut sans cesse parcourir, inventorier, pour découvrir en eux de nouvelles entrées, de nouvelles richesses, de nouveaux modes de présentation.

Ainsi, le japonais « était comme ma petite fenêtre d’ailleurs qui pouvait tout aussi bien me détendre et laisser aller mon imaginaire que me donner, étonnamment, des maux de tête terribles ».[4]. C’est avec grand intérêt que j’appris les bases du japonais, la formation des deux syllabaires d’après les kanji, caractères chinois et les sons qui s’y alliaient. J’avais l’impression – tout comme certains de mes camarades qui suivaient ce cours avec moi – de me retrouver un peu enfant puisque tous les repères structurels de ma propre langue y étaient pour ainsi dire absents. C’était également une façon de renouer avec une activité créatrice puisque nous consacrions un petit tiers du cours à l’écriture de lignes de katakana, hiragana et de kanjis choisis. J’aimais me retrouver, appliquée, à apprendre à écrire. Je me souviens ; au lycée, j’avais eu envie d’apprendre la langue arabe pour son graphisme et l’élan de ses courbes ; aussi, sans doute, par souci d’originalité adolescente.
Là, je prenais un malin plaisir à tirer la langue, attentive aux petits carrés pré-dessinés des feuilles polycopiées et à mes gestes un peu brusques et maladroits. Il y avait la réserve, l’humilité, la rigueur et, tout à la fois, un sentiment de liberté lorsque j’arrivais à écrire le signe puis à le réécrire encore et encore. C’était autre chose que les gammes de solfège ! En fait, le japonais était un espace où je pouvais cheminer comme dans un jeu de pistes mais, contrairement au rébus, je n’avais pas de réponses noir sur blanc : C’était source de bonheur ou bien de souffrances, selon ma disponibilité du moment.
En fait, l’apprentissage du japonais fut surtout formateur lorsque je suis arrivée au Japon, à Nagasaki, où je suis restée vivre trois ans en tant que lectrice de français. Là, à ma grande surprise et décontenancée, je mis six mois avant de pouvoir communiquer en japonais avec des japonais. J’étais alors confrontée au contexte et aux silences, mimiques, à tout ce qui entourait ces signes que j’avais très consciencieusement appris. « La relation au Japon […] se crée dès le départ dans la durée et n’est sans doute pas acquise de facto puisqu’elle s’élabore plus dans le non-verbal, l’intuition qu’au travers d’échanges de point de vue. ».[5]

La formation, tant du point de vue du sujet apprenant que de celui du formateur, c’est cela aussi : apprendre à désapprendre. Lorsque j’ai commencé à parler la langue japonaise avec des autochtones, il y avait aussi la rencontre entre mon imaginaire que je laissais vagabonder par rapport à mes besoins, désirs propres de façon intellectuelle ou bien sensible et la réalité de cette langue au travers de l’utilisation qui en était faite par les autochtones et qui différait de la langue que j’avais apprise, c’est à dire l’autre de la langue, ses aspérités ce qui reste toujours mystérieux et surprenant, le mouvement qui fait qu’elle est langue. Ce n’est pas alors une confrontation au sens seulement dichotomique du terme mais une grande surprise et « apprendre, c’est se trouver confronté à l’impréparation ou aux fausses anticipations, c’est renoncer aux illusions des bonnes intentions, c’est devoir faire face à l’inattendu du quotidien […] »[6].Le rapport à la langue qu’elle soit étrangère ou bien maternelle d’ailleurs pourrait être une métaphore pour une posture de base chez un formateur. Si, en effet, je persiste dans une voie qui est la mienne et qui du coup renvoie à mon unité, un autre registre de la langue me devient peut-être alors assez rapidement abordable. 
C’est là encore la question de l’ouvert, du mouvement, de la dynamique de la rencontre. L’erreur est peut-être de croire que là encore on ne doit pas faire d’erreur. Tout dépendrait ainsi de l’attitude que l’on entretient vis à vis de l’erreur.


[1]           Emmanuel Levinas cité in Laplantine François, Nouss Alexis, opus cité, article « dehors », pp. 192-198, p. 197
[2]           Laplantine François, Nouss Alexis, opus cité, article « dehors », pp. 192-198, p.197
[3]           Philippe Meirieu, opus cité, p.42
[4]           extrait d’un petit article que j’ai écrit à partir de mon expérience de formatrice au Japon 
[5]           ibidem
[6]           Jean Houssaye, Revue française de Pédagogie, n°143, avril-mai-juin 2003, "Les tribulations du Bien et du Vrai en éducation", pp. 69-78, p. 71

II.b.


Manières de faire, manières de voir


La sandale bab
Je me souviens. Il y eut la rencontre avec la sandale bab. J’étais au lycée de * où je redoublais ma seconde. Autre ville, autre classe, autres amis. Je me souviens ; nous étions trois bonnes amies consciencieuses à l’école et toujours prêtes à rigoler. Un soir, nous étions allées voir « La Vie de Brian » des Monthy Python au cinéma art et essai du coin, film qui réécrit de manière très personnelle et très ironique la vie de Jésus. Un midi, alors que nous rentrions chez nous, arpentant le large trottoir qui menait au lycée, nous sommes tombées nez à nez avec une sandale qui traînait, là. En très peu de temps, nous avons commencé à jouer de ce hasard qui nous faisait rencontrer cette sandale, pris la sandale et commencé une danse pour vénérer la chose, tout comme les acteurs du film précédemment cité vénéraient la sandale de Brian qui, tentant d’échapper à l’idolâtrie dont il était malencontreusement l’objet, l’avait perdu lors d’une course poursuite. En deux temps, trois mouvements, nous décidâmes de tenter de défendre sa  cause et eûmes l’idée d’organiser une petite manifestation pour la cause de la sandale bab. Notre projet prit corps et quelques semaines plus tard, nous étions à *, capitale du * déguisées et brandissions à travers le port et le centre ville des bâtons sur lesquels nous avions attaché de vieilles sandales. Je crois bien que je n’ai jamais autant ri de ma vie. C’était un défi, une décontextualisation si énorme que, lorsque je l’évoque des années plus tard, j’ai le sourire aux lèvres. Aujourd’hui, d’ailleurs, c’est avec le plus grand sérieux que je me demande si l’on pourrait dire comme Roger-Pol Droit que

La sandale donne une leçon intermédiaire. Elle enseigne la médiation et l’interface : à la jointure de la nature et de la culture, elle sépare et réunit le pied et le sol. Elle incarne la frontière des mondes, la pellicule qui permet leur coexistence et les fait s’ajointer. […] Et, comme elle a aussi partie liée au mouvement, à la légèreté, au vent, pourquoi ne pas suggérer que c’est la charnière du monde ?[1]

Pourquoi je me souviens de cet épisode, sans doute parce qu’il est le reflet d’une manière de faire qui me paraît essentielle en formation, c’est à dire avoir le sens de l’occasion. D’ailleurs étymologiquement, le mot rencontre ne signifie t’il pas aussi, hasard, occasion ? Avoir le sens de l’occasion ne signifie pas saisir l’occasion de façon systématique, mais être conscient que l’on peut le faire. Avoir le sens de l’occasion à la manière d’une tactique, comme l’exprime Michel de Certeau (p.63) :
Les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps -  aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments  successifs d’un « coup », aux croisements  possibles de durées  et de  rythmes hétérogènes, etc. »[2]

Ainsi, la sandale bab illustre bien à mon avis l’état d’esprit dans lequel je continuais de me former. Je cherchais un autre espace, un jeu au sens où Jean Oury l’entend lors de son entretien avec Lucien Martin dans « l’Année dernière, j’étais mort » (ch 7, p. 183), « dans le sens du « jeu » nécessaire pour qu’une machine fonctionne : le jeu, le vide entre les pièces. Ces tenant-lieu d’espaces transitionnels, c’est ce qui permet que s’exprime quelque chose. »
La sandale bab m’a permis ainsi « de passer d’un espace à un autre, traçant le sentier du sens »[3], sans pour autant lui en donner dirais-je. En effet, en plus de me faire rire aux éclats une fois la trouille du ridicule passée, elle m’a montré que tout compte fait les croyances peuvent être dangereuses ( !) et, qu’après tout, il n’y a peut-être pas de vérité qui gouverne le monde, si ce n’est celle qui est là de fait et nous laisse vagabonder au fil de nos découvertes et de notre appréhension du monde. Pour ma part, je n’apprends pas en filant droit mais bien au gré des rencontres que je happe ou bien qui me happent, c’est selon. Je m’en rends d’autant plus compte lorsque j’observe mon fils, qui aura deux ans en février prochain, dans son rapport aux choses. Il se plait à détourner l’utilisation des objets usuels qu’il rencontre et ces manières de faire lui procure de grands rires. Selon moi, c’est une manière d’être qui facilite une certaine appréhension du réel et avec une démarche intellectuelle qui manque au cours du cursus scolaire.

Ainsi, je découvris le jeu, cet espace autre, cet ailleurs qui me reliait au monde, comme le souffle de ma respiration rythmée par l’inspiration et l’expiration.



[1] Droit Roger-Pol, Dernières nouvelles des choses, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 96
[2] de Certeau Michel, opus cité, p. 63
[3] Oury Jean, opus cité, p. 183