vendredi 10 février 2012

II.a.


La ville et ses rencontres

Vint alors une rupture nette avec le divorce de mes parents qui m’introduisit à la ville, hors les petits villages zébrés marron et beige de la campagne bas-normande. Et depuis lors, c’est la ville qui m’entraîne : *, *, *, Londres, Göttingen, Nagasaki, Vancouver, Paris, *. Et toujours, j’aime en découvrir d’autres pour quelques jours, quelques semaines, quelques années. J’y écoute les oiseaux voler dans le ciel, les moineaux, les corbeaux, les hirondelles, les mésanges et les pies. J’y goûte aussi les odeurs du goudron ramolli par le soleil d’été. Je me repose aux cafés, accoudée au comptoir ou bien nonchalamment assise.
Au gré des rencontres que j’y fais, je grandis, je me forme, me construis, me déconstruis. J’apprends. Mais quoi ? J’approche l’étrange, toujours là, ici et ailleurs. Il est multiforme ; il est la figure du monstre dans la littérature française du 19ème siècle, figure pour laquelle Monsieur *, mon professeur de français en classe de première, s’enthousiasmait ou bien l’insolite Monsieur * lui-même, la cinquantaine, droit dans sa barbe, lunettes en l’air, ses petits yeux noisette dans le vague par moments, ou bien encore, moi m’adressant à mon amie *en japonais, en jouant des sonorités et des onomatopées. Ainsi, c’est dans la rencontre que je m’exprime et c’est elle qui me donne des contours à la manière d’une toile de Mark Rothko.

Etrangeté réciproque dans la rencontre. Je peux dire ou bien taire mes curiosités, mes désirs, mes solitudes, mes souffrances ; je m’ouvre à ce que je ressens, je m’étonne devant l’autre, ces personnes amies ou bien encore inconnues toujours mystérieuses. L’autre qui n’est pas moi et la multiplicité de ses visages[1] vers lesquels la rencontre m’engage à aller voir. Cet autre qui donne de la vie à travers un savoir, un regard ou un mouvement. Rencontres plus ou moins furtives, plus ou moins marquantes à l’image des empreintes aux lignes courbes que la mer laisse sur le sable, à marée basse.

Un autre rapport à  la formation

Ainsi, toujours en référence au rythme, c’est la rupture qui me permit de m’ouvrir à des rencontres plus singulières et à « sortir » de « mon petit tourniquet […], de mon petit manège pseudo-narcissique »[2], de mon état d’enfant. A la lisière de mon adolescence, le couple que formaient mon père et ma mère perdait de son idéalité et la ville m’offrait de nouvelles perspectives.
Je me mis à danser du modern jazz et lâchais mon bassin sur les chansons de Michael Jackson (Beat it et Billie Jean). Cet écart se ressentit aussi assez nettement dans ma formation. J’allais au bistro jouer au flipper, lancer les petites balles métalliques que j’aimais faire rebondir et claquer contre ces petites barrières qui s’allumaient comme des sirènes. Pour satisfaire cette nouvelle activité, bien sûr je séchais les cours et, d’ailleurs, c’est avec un certain plaisir que j’expérimentais les contre-modèles avec mes profs de l’époque.
Il y avait ce prof de français en classe de troisième. Il était glauque, ventru, toujours engoncé dans des costumes trois pièces étriqués, ses yeux cachés derrière des lunettes aux gros verres toujours sales ; il sortait régulièrement un mouchoir en tissu écossais de sa poche pour s’essuyer la bouche. Pour moi, il représentait alors le pauvre type dépassé par les évènements, un peu pervers tout de même. Je me souviens. Une fois, je devais écrire une description sous forme de rédaction. Je choisis, par provocation, de décrire une prostituée, rédaction pour laquelle j’obtins un 17. Enfin, avec lui, je continuais de travailler sur le vocabulaire et la compréhension de textes, contenu qui m’intéressait toujours autant. Puis, j’eus un autre prof de français lors de ma première seconde. Celui-ci, un peu du même genre mais beaucoup plus sévère, nous faisait apprendre par cœur et réciter des poésies le lundi matin devant la classe toute entière au tableau et, comble de la bêtise selon moi, il nous notait selon ses critères qui n’étaient bien sûr jamais explicités. En fin, heureusement, cela ne me dégoûta pas de la poésie.

Ce dont j’avais besoin, c’était de confronter tout ce que j’avais pu apprendre jusque là. J’avais le besoin d’être troublée et ne supportais plus ce qui devenait à mes yeux du savoir chosifié. Avec l’adolescence, l’apprentissage prenait une autre forme. L’espace de liberté que représentait l’école pour moi, je le cherchais ailleurs, hors-champ[3]. Je privilégiais mes sensations et la rencontre avec mes pairs. Ce qui me paraissait important dans ces rencontres amicales n’était pas ce qui s’exprimait au travers de nos sentiments ou bien d’idées plus ou moins raisonnables mais plutôt la manière de s’exprimer.


[1] Rabouin David in Le Magazine littéraire n°419, avril 2003, Emmanuel Levinas, "L’autre qui échappe et auquel on n’échappe pas", interview avec A. Finkielkraut, pp. 37-39, p.38
[2] Oury Jean et al., L’année dernière, j’étais mort… signé Miloud, Vigneux, Editions Matrice, coll. Pi, 1986, p. 179
[3] Laplantine François, Nouss Alexis, opus cité, article « hors-champ », pp. 305-308

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