La
ville et ses rencontres
Vint alors une rupture nette avec le divorce de mes parents
qui m’introduisit à la ville, hors les petits villages zébrés marron et beige
de la campagne bas-normande. Et depuis lors, c’est la ville qui
m’entraîne : *, *, *, Londres, Göttingen, Nagasaki,
Vancouver, Paris, *. Et toujours, j’aime en découvrir d’autres pour
quelques jours, quelques semaines, quelques années. J’y écoute les oiseaux
voler dans le ciel, les moineaux, les corbeaux, les hirondelles, les mésanges
et les pies. J’y goûte aussi les odeurs du goudron ramolli par le soleil d’été.
Je me repose aux cafés, accoudée au comptoir ou bien nonchalamment assise.
Au gré des rencontres que j’y fais, je grandis, je me forme,
me construis, me déconstruis. J’apprends. Mais quoi ? J’approche
l’étrange, toujours là, ici et ailleurs. Il est multiforme ; il est la
figure du monstre dans la littérature française du 19ème siècle,
figure pour laquelle Monsieur *, mon professeur de français en classe de
première, s’enthousiasmait ou bien l’insolite Monsieur * lui-même, la
cinquantaine, droit dans sa barbe, lunettes en l’air, ses petits yeux noisette
dans le vague par moments, ou bien encore, moi m’adressant à mon amie *en
japonais, en jouant des sonorités et des onomatopées. Ainsi, c’est dans la
rencontre que je m’exprime et c’est elle qui me donne des contours à la manière
d’une toile de Mark Rothko.
Etrangeté réciproque dans la rencontre. Je peux dire ou bien
taire mes curiosités, mes désirs, mes solitudes, mes souffrances ; je
m’ouvre à ce que je ressens, je m’étonne devant l’autre, ces personnes amies ou
bien encore inconnues toujours mystérieuses. L’autre qui n’est pas moi et la
multiplicité de ses visages[1] vers lesquels la rencontre
m’engage à aller voir. Cet autre qui donne de la vie à travers un savoir, un
regard ou un mouvement. Rencontres plus ou moins furtives, plus ou moins
marquantes à l’image des empreintes aux lignes courbes que la mer laisse sur le
sable, à marée basse.
Un
autre rapport à la formation
Ainsi, toujours en référence au rythme, c’est la rupture qui
me permit de m’ouvrir à des rencontres plus singulières et à
« sortir » de « mon petit tourniquet […], de mon petit manège
pseudo-narcissique »[2], de mon état d’enfant. A
la lisière de mon adolescence, le couple que formaient mon père et ma mère
perdait de son idéalité et la ville m’offrait de nouvelles perspectives.
Je me mis à danser du modern jazz et lâchais mon bassin sur
les chansons de Michael Jackson (Beat it et Billie Jean). Cet écart se
ressentit aussi assez nettement dans ma formation. J’allais au bistro jouer au
flipper, lancer les petites balles métalliques que j’aimais faire rebondir et
claquer contre ces petites barrières qui s’allumaient comme des sirènes. Pour
satisfaire cette nouvelle activité, bien sûr je séchais les cours et,
d’ailleurs, c’est avec un certain plaisir que j’expérimentais les
contre-modèles avec mes profs de l’époque.
Il y avait ce prof de français en classe de troisième. Il
était glauque, ventru, toujours engoncé dans des costumes trois pièces
étriqués, ses yeux cachés derrière des lunettes aux gros verres toujours
sales ; il sortait régulièrement un mouchoir en tissu écossais de sa poche
pour s’essuyer la bouche. Pour moi, il représentait alors le pauvre type
dépassé par les évènements, un peu pervers tout de même. Je me souviens. Une
fois, je devais écrire une description sous forme de rédaction. Je choisis, par
provocation, de décrire une prostituée, rédaction pour laquelle j’obtins un 17.
Enfin, avec lui, je continuais de travailler sur le vocabulaire et la
compréhension de textes, contenu qui m’intéressait toujours autant. Puis, j’eus
un autre prof de français lors de ma première seconde. Celui-ci, un peu du même
genre mais beaucoup plus sévère, nous faisait apprendre par cœur et réciter des
poésies le lundi matin devant la classe toute entière au tableau et, comble de
la bêtise selon moi, il nous notait selon ses critères qui n’étaient bien sûr
jamais explicités. En fin, heureusement, cela ne me dégoûta pas de la poésie.
Ce dont j’avais besoin, c’était de confronter tout ce que
j’avais pu apprendre jusque là. J’avais le besoin d’être troublée et ne
supportais plus ce qui devenait à mes yeux du savoir chosifié. Avec
l’adolescence, l’apprentissage prenait une autre forme. L’espace de liberté que
représentait l’école pour moi, je le cherchais ailleurs, hors-champ[3]. Je privilégiais mes
sensations et la rencontre avec mes pairs. Ce qui me paraissait important dans
ces rencontres amicales n’était pas ce qui s’exprimait au travers de nos
sentiments ou bien d’idées plus ou moins raisonnables mais plutôt la manière de
s’exprimer.
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