La formation DUFA
En métaphore de la formation, je pense à ce qu’écrit
Jean-Michel Maulpoix à propos de la poésie d’Yves Bonnefoy[1] :
« En poésie, il faut avoir espéré puis perdu l’infini pour connaître la
finitude en sa clarté ».
La pluie sur le ravin
I
Il pleut sur
le ravin, sur le monde. Les huppes
Se sont
posées sur notre grange, cimes
De colonnes
errantes de fumée.
Aube, consens
à nous aujourd’hui encore[2]
Je me souviens. Lorsque je parcourus la plaquette de
formation du DUFA, je trouvais le contenu de sa jaquette très clair, très
professionnel. Je la relis à présent : trois axes, vingt-huit points et
une liste d’intervenants issus des milieux universitaire et de la formation. Si
clair et pourtant, je n’avais aucune idée de la forme que tout cela pouvait
prendre. Les deux articles « Formation de formateurs d’adultes à
l’université » et « Approche psychosociologique en formation de
formateur » ajoutèrent du mystère à cette formation dans laquelle je
souhaitais toutefois ardemment m’inscrire.
Je lus les articles. J’y repérais l’alliance d’un processus
intellectuel à des approches poétiques, émotionnelles et corporelles et cela
nourrissait mon désir d’ « imagination active »[3].
Le désir, étonnamment, y était explicitement pris en compte. Aussi, cette
formation semblait être un espace ouvert qui mettait l’accent sur une dimension
collective. C’est cette approche existentielle et la multiplicité culturelle
qui me plut.
Rencontre
avec mes pairs
La pluie sur le ravin
III
Je me lève, je
vois
Que notre
barque a tourné, cette nuit.
Le feu est
presque éteint.
Le froid
pousse le ciel d’un coup de rame[4]
Je m’enthousiasmais de rencontrer ces autres personnes avec
qui j’allais suivre la formation et échanger au fil des modules.
C’est le lundi quatre novembre que je rencontrais les
personnes du groupe. J’étais un peu surprise de me retrouver dans cette petite
salle aux murs ternes et aux grandes fenêtres. J’observais avec curiosité ces
personnes qui allaient venir comme moi en formation presque tous les jours,
jusqu’au printemps de l’année suivante. Les présentations se firent pendant
deux jours, avec le jeu des miroirs – un jeu, pas d’enjeux (?)
comme dirait Christian Bobin de l’écriture avec, dès le deuxième jour, un petit
conflit d’opinions.
Au fil du temps, j’ai été en fait déçue par le manque de
ressources de la plupart des personnes constituant le groupe. Cela se cantonna
à des échanges cordiaux puis beaucoup plus indifférents dans leur ensemble. Je
reprocherai au groupe son manque de curiosité pour l’inconnu, le mystère, son
manque d’ouverture. Je n’ai pas eu l’impression de pouvoir vivre le métissage
que j’espérais au travers de ce que j’avais lu du projet pédagogique et de ce
que j’en attendais. Cela était peut-être une apparence, une protection, le
contact ne s’étant pas établi dans le groupe.
Identités
Et pourtant, j’ai beaucoup appris. Très vite, un conflit
entre les dits « intellos » et les « authentiques »
apparut. Conflit qui, selon moi, n’avait pas de sens mais qui, sans doute,
pouvait permettre à plusieurs voix/voies de s’exprimer. Ainsi, cela pouvait
satisfaire le besoin que chacun ressentait de s’affirmer et d’être reconnu en
tant qu’être spécifiquement singulier, moi y compris sans doute. Les manières
étaient multiples, certaines d’entre elles presque laborieuses allèrent
jusqu’au mépris, alors qu’au cours des modules j’entendais le doux clapotis du
respect de l’autre, d’ouverture à l’autre.
Je comprenais mal cette dichotomie qui s’installait, à la
limite de la parodie. Se rangeant dans des catégories pures et pêle-mêle, il y
avait ceux qui, d’un côté, « blablattaient » et, de l’autre, ceux qui
exprimaient leurs sentiments vrais, ceux qui avaient du recul et ceux qui n’en
avaient aucun, ceux qui avaient des idées et ceux qui avaient du vécu, les
conformistes et les originaux, les rationnels et les psy. Une petite voix me
murmurait que c’était transitoire et, pourtant, le phénomène s’installa,
subreptice et pugnace ; il était largement évoqué ou bien justifié au
travers de reproches lors des écoutes transversales. Ainsi, la reconnaissance
de soi semblait passer par la négation de l’autre. Je découvrais une rigoureuse
intolérance et, quelquefois des productions idéologiques[5]. Je rencontrais
une forme d’ego dont je ne me souciais plus guère mais qui remonta, comme les
eaux pluviales quelquefois débordent des rivières. Du jeu, espace entre, nous
passions aux gammes du « je » et il fallait même en rajouter
« je pense que », « je trouve que », « je ressens
que ». Les « nous » et « on » étaient bannis, voire un
sujet de représailles et devaient être ramenés à la lumière du
« je ». Le groupe était rejeté et, pourtant, c’est ce qui semblait le
constituer. « C’est une totalité fondée sur un paradoxe : de la
séparation des individus, de leurs différences, de leurs conflits, naît une unité
affective qui se traduit par un effort permanent de coopération» comme l’écrit
Max Pagès[6]
et, comme il le dit de l’expérience fondamentale d’angoisse et d’amour, le
groupe « ce n’est point le règne sans partage d’un sentiment ou de
sentiments homogènes, c’est une unité de coexistence entre des sentiments
opposés qui se renforcent mutuellement. »[7].
Peut-être influencée par la langue japonaise de laquelle le
sujet « je » est presque absent, je me dis assez vite que c’était
comme un code qui permettait peut-être aux personnes d’éclairer leur dynamique
de sujet.
Au travers de cette réparation par le « je »[8]
– qui peut être également entendu comme un affrontement, un des sens donné à la
rencontre - et le besoin de reconnaissance qui s’y alliait, je rencontrais une
souffrance, celle de la solitude. Et je me dis que c’est peut-être aussi cela
que je peux entendre lorsque je suis formateur. Cette souffrance, je l’avais
presque oubliée. Non pas que je ne souffrais pas mais plutôt qu’elle était
diffuse, apparaissant tantôt sous forme de sourde mélancolie au fil de rails de
trains qui me portaient, tantôt sous forme de rêverie au coin des arbres ou des
bas immeubles gris, carrés et bétonnés japonais. Cette souffrance, je la
rapprocherai de l’errance dont parle Michel Maffesoli, elle « serait
l’expression d’un autre rapport à l’autre et au monde, moins offensif, plus
caressant, quelque peu ludique, et bien sûr tragique, reposant sur l’intuition
de l’impermanence des choses, des êtres, et de leurs relations.»[9].
Or, ce que j’avais presque oublié, c’était qu’il pouvait il y avoir plusieurs modes
de solitude, que la souffrance pouvait également s’exprimer par l’agressivité,
le dénigrement, l’envie, l’indifférence… Moi-même, je fus surprise d’éprouver
un matin de février une haine féroce pour presque toutes les personnes du
groupe, cette haine qui alla même jusqu’à l’envie de gifler.
Comme l’écrit Edgar Morin, « notre réalité n’est autre
que notre idée de la réalité. »[10].
Je rencontrai aussi mes propres limites et m’aperçus qu’entre autres choses, il
m’avait été facile, au fil des ans, de rencontrer de par mon chemin des
personnes qui n’étaient pas si lointaines de moi et que je pouvais réagir selon
ce qui pouvait être appelé une pensée du milieu. Peut-être cela me
permet-il de vivre les dissonances de la vie mais j’ai besoin d’un mouvement
vital qui pourrait se rapprocher de la danse tango et qui s’exprimerait dans
les suspensions d’un rythme pluriel. Lorsque je découvre une personne pour la
première fois, j’ai presque toujours une impression que j’écoute mais je sais
en même temps que celle-ci me surprendra, que je ne connais pas cette personne
et ne la connaîtrai jamais. Comme je ne me connais pas en tous points à un
moment donné, pas même après les mailles de la formation DUFA. Ce qui m’attire alors
sont les hésitations, les maladresses, arrêts et reprises, mouvements inhérents
à la personne. Je me suis rendu compte que cela pouvait être perçu comme une
fuite ou bien encore comme un déni de ce qu’est l’autre. Et, pourtant… La
perspective dualiste m’anéantit, la stabilisation m’effraie. Je crains le
définitif et le statique ; peut-être ai-je trop regardé la mer et ses
fonds aux teintes subtiles, les ciels d’hiver au crépuscule ; ai-je trop
écouté ma respiration alors qu’étendue sur le sol je déployais certaines
parties de mon corps en danse contemporaine. Peut-être que, comme l’écrit
François Laplantine,
La
représentation et l’identité s’épanouissent dans la conformité aux idées
reçues. Non seulement elles ne rendent pas compte mais elles s’opposent au
mouvement, au temps et à la turbulence […][11]
[1] Maulpoix Michel, Magazine
littéraire n°421 juin 2003, L’image et la voix, pp. 38-40, p.40
[2] Bonnefoy Yves, Les
Planches Courbes, Paris, Poésie Gallimard, 2001, La pluie sur le ravin,
pp.43-47, p. 45
[3] Barbier René in Actualité
de la formation permanente n°103, Formation de formateurs d’adultes à
l’université, Approche existentielle, p. 65
[4] Bonnefoy Yves, opus
cité,p. 47
[5] Laplantine François, Je,
nous et les autres, Paris, le Pommier, Collection Manifestes, 1999, p. 18
[6] Pagès Max, La vie
affective des groupes, esquisse d’une théorie de la relation humaine, Paris,
Dunod, 1984, p. 118
[7] ibidem, p. 158
[8] « Le paradoxe cesse
quand on comprend que le « je » n’est pas initialement un existant,
mais le mode d’exister lui-même, qu’il n’existe pas à proprement parler. »
Levinas Emmanuel, Le temps et l’autre, PUF, Quadridge, 1983, p. 34
[9] Maffesoli Michel, Du
Nomadisme, vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, Collection
biblio/essais, 1997, p.26
[10] Morin Edgar, Les sept
savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 95
[11] Laplantine François, Je,
nous et les autres, opus cité, p. 13
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