vendredi 10 février 2012

I.c.


Rythme

« Il n’y a pas de formation sans lien »[1]. Dans mon cas, la danse m’emmena vers le rythme par les mouvements de mon corps que j’apprenais à ressentir. Le mouvement, « authentique chorégraphie », comme l’exprimait le sculpteur Calder[2]. J’aimais sentir cette énergie et jouer de la vitesse des mouvements de chacune des parties de mon corps ; je guettais mon port de tête, mon regard, mon épaule droite, mon épaule gauche, mon coude, mon genou, mon petit doigt de pied qui, comme dans un mobile, s’entraînent les uns, les autres, imprévisibles, manifestations de la vie qui m’habite intensément. Je ressentais ce que, plus tard, je lisais dans l’ouvrage de François Laplantine et d’Alexis Nouss : le « rythme est fait de tensions dramatiques, de chocs entre temporalités différentes, de discordances, de décharges et de déflagrations […], mais aussi de rires, d’éclats de rire ou de minuscules fous rires. Il avance par saccades et retours en arrière. Il forme des boucles et des ellipses.»[3]. Et encore « le « rythme » au sens étymologique du terme, c’est à dire la « mise en forme », cette opération étrange où émerge une personne, où elle se définit et se dépasse à la fois, indissociablement »[4] Voici donc comment je me laissais gagner par le rythme qui influença ma posture de façon générale jusque dans les romans que j’adore lire ; j’écoute les phrases qui s’enchaînent, les ruptures de tons, les registres de langues qui alternent. C’est aussi mon attitude face à l’apprentissage en général. Comme le dit Michel Fabre, « l’idée de registre articule ainsi hiérarchisation et contextualisation et dialective valeur intrinsèque des objets culturels et adaptation aux situations »[5].
Je continuais de me former à la rencontre de mes expériences.

Le rythme, bien sûr, je le rencontrais aussi dans la ronde des étourneaux que j’observais, enfant, en lisière de bois. Dans les bois, j’aimais tendre l’oreille et écouter le pic-vert ou bien le coucou invisibles. Mes grands-parents habitaient un petit village de maisons de pierre gris clair ;  ils avaient une mangeoire où les oiseaux pouvaient se poser et goûter à la margarine : de la fenêtre, j’entendais les mésanges, les rouge-gorge, les corbeaux que ma grand-mère chassait de son balai parce que trop égoïstement voraces selon elle. En fait, plus que la danse, c’est le chant des oiseaux qui m’accompagna vers la musique et ses mélodies.

Musique

Par la musique, j’entrais en contact avec des tonalités culturelles différentes. Bientôt, adolescente, je choisissais d’écouter du rock américain, du jazz, du flamenco, de la musique tsigane, de la salsa, du raï et c’est certainement cela qui me donna le goût des langues étrangères que j’étudiais plus tard au lycée puis à l’université.
C’est également à ce moment là que je rencontrai la musique tango que je croise encore en chemin. J’étais fascinée par les sons du bandonéon qui s’exprimaient au rythme de la contrebasse. Je découvris Astor Piazolla. Plus tard, à * où j’étais inscrite à l’université, j’eus la grande chance de participer à un atelier de tango organisé par l’école de danse contemporaine fermée d’habitude au public. Je passais quatre heures de pur plaisir ! Heureuse, je courais et sautais de joie dans la rue. Je me souviens de mon élan ; je n’arrivais à pas à me calmer. J’avais décidé que, si un jour, j’habitais Paris – ce qui paraissait invraisemblable à l’époque – eh, bien, j’y apprendrais le tango. J’y emménageai des années plus tard. Je pris donc des cours avec une prof argentine. Tango, selon moi, summum de la danse à deux que, déjà, j’adorais danser au casino de * où ma mère m’emmenait, lycéenne, le jeudi soir!

Danse tango

Tango, extrême rigueur et rencontre subtile. Je suis avec mon corps, mes attitudes si ancrées, un peu fermée sur moi-même. Je suis droite, en appui, mon buste tiré vers le haut. J’intègre mes talons hauts d’au moins dix centimètres. Je joue sur mon appui en me balançant d’un pied à l’autre et, par la même occasion, teste l’efficience de la jupe fendue qui libèrera mes mouvements. J’écoute : le bandonéon, la contrebasse et le rythme lent (un-deux) et plus vif (un-deux-trois). Je me laisse prendre par mon partenaire, je ne le connais pas encore, j’écoute ses mouvements, aidée par la musique. Je sens sa main droite en appui sur le bas de mon dos ; je sens la petite pression qu’il exerce du poignet et de sa paume en travers de ma colonne vertébrale et qui se meuvent très doucement mais avec force en même temps, comme par contraste ; son bras gauche en flexion tient la main que je tiens. Mouvement latéral de nos bras et mouvements ascendants de sa main droite. Nous nous approprions nos bustes, nous nous regardons longuement puis commençons la danse. Nos cuisses se touchent et une toute petite flexion lance ma jambe en arrière. Nous avons notre espace et sommes à l’affût chacun de l’autre. J’écoute ce corps qui s’affirme et je m’affirme en laissant pivoter très légèrement la plante de mon pied gauche. Alors, la danse commence, suspendue dans le temps, forte de surprises.
Pour moi, la danse tango est extrêmement riche de métissage et formatrice. Elle permet de rencontrer l’autre et l’autre qui est en moi. Chaque danse est différente ; elle varie selon mon partenaire, la musique que nous dansons, mon état d’esprit, le groupe dans lequel nous dansons puisque c’est une danse qui se pratique en groupe au travers de bals tango. Tango, « palissade, un ensemble d’interstices où se coulent des regards »[6]. Je lis le tango comme le récit de Michel de Certeau :

[…] le récit ne se lasse pas de poser des frontières. Il les multiplie, mais en terme d’interactions entre des personnages[…]. Les limites sont tracées par les points de rencontre entre les appropriations progressives (l’acquisition de prédicats [bon, rusé, ambitieux, niais, etc.] au cours du récit et les déplacements successifs (mouvements internes et externes ) des actants.[…]. Elles résultent d’un travail de la distinction à partir de rencontres. Ainsi, dans la nuit de leur illimitation, des corps ne se distinguent que là où les « touches » de leur lutte amoureuse ou guerrière s’inscrivent sur eux. Paradoxe de la frontière : créés par des contacts, les points de différentiation entre deux corps sont aussi des points communs. La jonction et la disjonction y sont indissociables. [7]

Et je me dis aussi que c’est ce qui caractérise la rencontre. Je l’approche, elle m’approche, nous pouvons être tout à la fois proches et lointains ; nous nous bousculons dans le quotidien. Selon moi, l’énigme dans la rencontre est très proche de l’énigme du savoir.[8]


[1] opus cité Jacques Ardoino
[2] Marcadé Jean- Claude, Calder, Tout l’art Monographie, Paris, Flammarion, 1996, p. 59
[3] Laplantine François, Nouss Alexis, Métissages, De Arcimboldo à Zombi, Paris, Pauvert, 2001, article « Vers » p.583
[4] Référence à Jean Oury in Meirieu Philippe, opus cité, p.148
[5] Michel Fabre, Revue Française de Pédagogie, n°143, avril-mai-juin 2003, "L’école peut-elle encore former l’esprit ?", p. 7-15 (p.12)
[6] de Certeau Michel, L’invention du quotidien, I. arts de faire, Paris, Gallimard, Collection folio/essais, 1990, p. 188
[7] ibidem, p.186
[8] Meirieu Philippe, opus cité, p. 93

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire