vendredi 10 février 2012

II.b.


Manières de faire, manières de voir


La sandale bab
Je me souviens. Il y eut la rencontre avec la sandale bab. J’étais au lycée de * où je redoublais ma seconde. Autre ville, autre classe, autres amis. Je me souviens ; nous étions trois bonnes amies consciencieuses à l’école et toujours prêtes à rigoler. Un soir, nous étions allées voir « La Vie de Brian » des Monthy Python au cinéma art et essai du coin, film qui réécrit de manière très personnelle et très ironique la vie de Jésus. Un midi, alors que nous rentrions chez nous, arpentant le large trottoir qui menait au lycée, nous sommes tombées nez à nez avec une sandale qui traînait, là. En très peu de temps, nous avons commencé à jouer de ce hasard qui nous faisait rencontrer cette sandale, pris la sandale et commencé une danse pour vénérer la chose, tout comme les acteurs du film précédemment cité vénéraient la sandale de Brian qui, tentant d’échapper à l’idolâtrie dont il était malencontreusement l’objet, l’avait perdu lors d’une course poursuite. En deux temps, trois mouvements, nous décidâmes de tenter de défendre sa  cause et eûmes l’idée d’organiser une petite manifestation pour la cause de la sandale bab. Notre projet prit corps et quelques semaines plus tard, nous étions à *, capitale du * déguisées et brandissions à travers le port et le centre ville des bâtons sur lesquels nous avions attaché de vieilles sandales. Je crois bien que je n’ai jamais autant ri de ma vie. C’était un défi, une décontextualisation si énorme que, lorsque je l’évoque des années plus tard, j’ai le sourire aux lèvres. Aujourd’hui, d’ailleurs, c’est avec le plus grand sérieux que je me demande si l’on pourrait dire comme Roger-Pol Droit que

La sandale donne une leçon intermédiaire. Elle enseigne la médiation et l’interface : à la jointure de la nature et de la culture, elle sépare et réunit le pied et le sol. Elle incarne la frontière des mondes, la pellicule qui permet leur coexistence et les fait s’ajointer. […] Et, comme elle a aussi partie liée au mouvement, à la légèreté, au vent, pourquoi ne pas suggérer que c’est la charnière du monde ?[1]

Pourquoi je me souviens de cet épisode, sans doute parce qu’il est le reflet d’une manière de faire qui me paraît essentielle en formation, c’est à dire avoir le sens de l’occasion. D’ailleurs étymologiquement, le mot rencontre ne signifie t’il pas aussi, hasard, occasion ? Avoir le sens de l’occasion ne signifie pas saisir l’occasion de façon systématique, mais être conscient que l’on peut le faire. Avoir le sens de l’occasion à la manière d’une tactique, comme l’exprime Michel de Certeau (p.63) :
Les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps -  aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments  successifs d’un « coup », aux croisements  possibles de durées  et de  rythmes hétérogènes, etc. »[2]

Ainsi, la sandale bab illustre bien à mon avis l’état d’esprit dans lequel je continuais de me former. Je cherchais un autre espace, un jeu au sens où Jean Oury l’entend lors de son entretien avec Lucien Martin dans « l’Année dernière, j’étais mort » (ch 7, p. 183), « dans le sens du « jeu » nécessaire pour qu’une machine fonctionne : le jeu, le vide entre les pièces. Ces tenant-lieu d’espaces transitionnels, c’est ce qui permet que s’exprime quelque chose. »
La sandale bab m’a permis ainsi « de passer d’un espace à un autre, traçant le sentier du sens »[3], sans pour autant lui en donner dirais-je. En effet, en plus de me faire rire aux éclats une fois la trouille du ridicule passée, elle m’a montré que tout compte fait les croyances peuvent être dangereuses ( !) et, qu’après tout, il n’y a peut-être pas de vérité qui gouverne le monde, si ce n’est celle qui est là de fait et nous laisse vagabonder au fil de nos découvertes et de notre appréhension du monde. Pour ma part, je n’apprends pas en filant droit mais bien au gré des rencontres que je happe ou bien qui me happent, c’est selon. Je m’en rends d’autant plus compte lorsque j’observe mon fils, qui aura deux ans en février prochain, dans son rapport aux choses. Il se plait à détourner l’utilisation des objets usuels qu’il rencontre et ces manières de faire lui procure de grands rires. Selon moi, c’est une manière d’être qui facilite une certaine appréhension du réel et avec une démarche intellectuelle qui manque au cours du cursus scolaire.

Ainsi, je découvris le jeu, cet espace autre, cet ailleurs qui me reliait au monde, comme le souffle de ma respiration rythmée par l’inspiration et l’expiration.



[1] Droit Roger-Pol, Dernières nouvelles des choses, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 96
[2] de Certeau Michel, opus cité, p. 63
[3] Oury Jean, opus cité, p. 183

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