Manières
de faire, manières de voir
La sandale bab
Je me souviens. Il y eut la rencontre avec la sandale bab.
J’étais au lycée de * où je redoublais ma seconde. Autre ville, autre
classe, autres amis. Je me souviens ; nous étions trois bonnes amies
consciencieuses à l’école et toujours prêtes à rigoler. Un soir, nous étions
allées voir « La Vie de Brian » des Monthy Python au cinéma art et
essai du coin, film qui réécrit de manière très personnelle et très ironique la
vie de Jésus. Un midi, alors que nous rentrions chez nous, arpentant le large
trottoir qui menait au lycée, nous sommes tombées nez à nez avec une sandale
qui traînait, là. En très peu de temps, nous avons commencé à jouer de ce
hasard qui nous faisait rencontrer cette sandale, pris la sandale et commencé
une danse pour vénérer la chose, tout comme les acteurs du film précédemment
cité vénéraient la sandale de Brian qui, tentant d’échapper à l’idolâtrie dont
il était malencontreusement l’objet, l’avait perdu lors d’une course poursuite.
En deux temps, trois mouvements, nous décidâmes de tenter de défendre sa cause et eûmes l’idée d’organiser une petite
manifestation pour la cause de la sandale bab. Notre projet prit corps et
quelques semaines plus tard, nous étions à *, capitale du * déguisées et brandissions à travers le port et le centre ville des bâtons sur
lesquels nous avions attaché de vieilles sandales. Je crois bien que je n’ai
jamais autant ri de ma vie. C’était un défi, une décontextualisation si énorme
que, lorsque je l’évoque des années plus tard, j’ai le sourire aux lèvres.
Aujourd’hui, d’ailleurs, c’est avec le plus grand sérieux que je me demande si
l’on pourrait dire comme Roger-Pol Droit que
La sandale
donne une leçon intermédiaire. Elle enseigne la médiation et l’interface :
à la jointure de la nature et de la culture, elle sépare et réunit le pied et
le sol. Elle incarne la frontière des mondes, la pellicule qui permet leur
coexistence et les fait s’ajointer. […] Et, comme elle a aussi partie liée au
mouvement, à la légèreté, au vent, pourquoi ne pas suggérer que c’est la
charnière du monde ?[1]
Pourquoi je me souviens de cet épisode, sans doute parce
qu’il est le reflet d’une manière de faire qui me paraît essentielle en
formation, c’est à dire avoir le sens de l’occasion. D’ailleurs étymologiquement,
le mot rencontre ne signifie t’il pas aussi, hasard, occasion ? Avoir le
sens de l’occasion ne signifie pas saisir l’occasion de façon systématique,
mais être conscient que l’on peut le faire. Avoir le sens de l’occasion à la
manière d’une tactique, comme l’exprime Michel de Certeau (p.63) :
Les tactiques
sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps
- aux circonstances que l’instant précis
d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de
mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre
moments successifs d’un
« coup », aux croisements
possibles de durées et de rythmes hétérogènes, etc. »[2]
Ainsi, la sandale bab illustre bien à mon avis l’état
d’esprit dans lequel je continuais de me former. Je cherchais un autre espace,
un jeu au sens où Jean Oury l’entend lors de son entretien avec Lucien Martin
dans « l’Année dernière, j’étais mort » (ch 7, p. 183), « dans
le sens du « jeu » nécessaire pour qu’une machine fonctionne :
le jeu, le vide entre les pièces. Ces tenant-lieu d’espaces transitionnels,
c’est ce qui permet que s’exprime quelque chose. »
La sandale bab m’a permis ainsi « de passer d’un espace
à un autre, traçant le sentier du sens »[3], sans pour autant lui en
donner dirais-je. En effet, en plus de me faire rire aux éclats une fois la
trouille du ridicule passée, elle m’a montré que tout compte fait les croyances
peuvent être dangereuses ( !) et, qu’après tout, il n’y a peut-être pas de
vérité qui gouverne le monde, si ce n’est celle qui est là de fait et nous
laisse vagabonder au fil de nos découvertes et de notre appréhension du monde.
Pour ma part, je n’apprends pas en filant droit mais bien au gré des rencontres
que je happe ou bien qui me happent, c’est selon. Je m’en rends d’autant plus
compte lorsque j’observe mon fils, qui aura deux ans en février
prochain, dans son rapport aux choses. Il se plait à détourner
l’utilisation des objets usuels qu’il rencontre et ces manières de faire lui
procure de grands rires. Selon moi, c’est une manière d’être qui facilite une
certaine appréhension du réel et avec une démarche intellectuelle qui manque au
cours du cursus scolaire.
Ainsi, je découvris le jeu,
cet espace autre, cet ailleurs qui me reliait au monde, comme le souffle de ma
respiration rythmée par l’inspiration et l’expiration.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire