Correspondances
Un peu plus tard, je m’ouvrais à une autre forme d’échange.
J’eus en effet, deux correspondances sur la durée avec des perspectives
différentes. L’une avec *, l’autre avec mon grand-père. * était
la fille d’amis de fac de mes parents. Avec elle, je fumais mes premières
cigarettes. Je la retrouvais dans le tourbillon de la vie comme le chante
Jeanne Moreau. Nous avions grandi et dévorions les phrases de Julien Gracq,
Albert Cohen et d’autres, nous laissant bercer par leurs timbres étranges ou
drôles. Le visage de Marianne était une énigme. Elle avait de grands yeux ronds
et marrons, perçants comme ceux d’un chat, le front dégagé qui laissait
s’exprimer le cours de son visage pâle ; des pommettes saillaient sur ses
joues lisses. Tout était là, à portée de regard tout comme le contenu de
l’armoire de sa chambre rangé selon le signe distinctif des couleurs. Pourtant
le mystère était prégnant. Ces lettres que nous échangions alors qu’on se
voyait très régulièrement laissaient libre cours à nos sentiments. Souvent,
nous partagions nos impressions et réfléchissions sur un thème ou bien une
phrase qui retentissait en nous ; ce pouvait être encore une scène de la
rue ou bien un simple fait d’actualité. Dans nos rencontres épistolaires, nous
frôlions notre étrangeté réciproque et, au travers de thèmes légers et tristes,
la vie et la mort, l’expérience de l’existence, de notre caractère humain mais
aussi celle de notre Terre-Patrie ainsi que le dit Edgar Morin. Ces rencontres
n’étaient pas que dans le contenu des idées ou des émotions mais s’immisçaient
également au travers l’énergie du graphisme même des lettres épaisses que nous
écrivions. * utilisait toujours l’encre noire et ses majuscules étaient
très affirmées. Rencontre donc au travers de « l’extériorité du
langage »[1]
porté par l’écriture.
Penser, c’est ne pas être soi ou pas seulement
soi-même, c’est n’être plus ce que nous étions et n’être pas encore ce que nous
serons peut-être, c’est s’éloigner de soi. C’est une activité qui s’effectue,
comme l’écrit Deleuze, « sous l’intrusion d’un dehors qui creuse
l’intervalle, et force, démembre l’intérieur. »[2]
Les lettres de mon Grand-père portaient elles la marque d’un
graphisme à l’ancienne, très fin et somme toute assez conventionnel. Je
commençais à lui écrire à l’université à propos de mes doutes et rages de jeune
adulte et nous échangions sur le tout-politique. Mon Grand-père me racontait la
période trouble de la seconde guerre mondiale et les sentiments qu’elle lui
avait procuré. Il me contait la difficulté qu’il y avait à garder pour soi
certaines de ses manières de voir en ses temps difficiles. En fait,
cette rencontre à l’écrit avec mon Grand-père en provoqua plusieurs autres.
Ainsi, parallèlement, il m’abonna à toutes sortes d’hebdomadaires qui portaient
sur l’actualité. Cet espace ouvert me permit ainsi de me rendre compte des
innombrables interrogations dont nous sommes toujours la proie quant à la
texture de notre monde. Ces lectures et les échanges qu’elles suscitaient me
montrèrent ce que c’était que d’avoir un point de vue et d’en reconnaître les
articulations, de reconnaître aussi leur fragilité. Je profitais de ces
matériaux pour garder certains de ces articles et faire des revues de
presse, classées par pays ou thèmes.
Langue japonaise
C’est ainsi que je découvris le japonais.
Un jour de septembre 1990, je vis sur la porte d’une salle
de l’université d’*, « initiation au japonais ». J’entrai ;
j’avais une troisième langue vivante à choisir pour mon cursus. La professeur
de japonais était une femme blond foncé au visage rond et aux petits yeux
brillants, le nez un peu busqué, la peau grasse. Elle était très vivante, assez
énigmatique et pas du tout linéaire dans la présentation de cette langue. Son
approche me changeait de l’enseignement plus classique de l’anglais et de
l’allemand. Plus tard, je compris que cela s’expliquait sans doute par le fait
de la structure grammaticale même du japonais qui est – soit dit un peu
caricaturalement- tout à l’envers du français. Cette structure donc lui
permettait une grande liberté pédagogique et l’attitude de * et son
parti-pris pédagogique dont je m’étonnais alors est assez bien illustré dans ce
qu’écrit Philippe Meirieu dans son livre « Apprendre… oui, mais
comment ?»[3]
:
[…]
le métier d’enseigner requiert cette double et inlassable prospection, du côté
des sujets, d’une part, de leurs acquis, leurs capacités, leurs ressources,
leurs intérêts, leurs désirs, et du côté des savoirs, d’autre part, qu’il faut
sans cesse parcourir, inventorier, pour découvrir en eux de nouvelles entrées,
de nouvelles richesses, de nouveaux modes de présentation.
Ainsi, le japonais « était comme ma petite fenêtre
d’ailleurs qui pouvait tout aussi bien me détendre et laisser aller mon
imaginaire que me donner, étonnamment, des maux de tête terribles ».[4]. C’est avec grand intérêt
que j’appris les bases du japonais, la formation des deux syllabaires d’après
les kanji, caractères chinois et les sons qui s’y alliaient. J’avais
l’impression – tout comme certains de mes camarades qui suivaient ce cours avec
moi – de me retrouver un peu enfant puisque tous les repères structurels de ma
propre langue y étaient pour ainsi dire absents. C’était également une façon de
renouer avec une activité créatrice puisque nous consacrions un petit tiers du
cours à l’écriture de lignes de katakana, hiragana et de kanjis choisis.
J’aimais me retrouver, appliquée, à apprendre à écrire. Je me souviens ;
au lycée, j’avais eu envie d’apprendre la langue arabe pour son graphisme et
l’élan de ses courbes ; aussi, sans doute, par souci d’originalité
adolescente.
Là, je prenais un malin plaisir à tirer la langue, attentive
aux petits carrés pré-dessinés des feuilles polycopiées et à mes gestes un peu
brusques et maladroits. Il y avait la réserve, l’humilité, la rigueur et, tout
à la fois, un sentiment de liberté lorsque j’arrivais à écrire le signe puis à
le réécrire encore et encore. C’était autre chose que les gammes de
solfège ! En fait, le japonais était un espace où je pouvais cheminer
comme dans un jeu de pistes mais, contrairement au rébus, je n’avais pas de
réponses noir sur blanc : C’était source de bonheur ou bien de
souffrances, selon ma disponibilité du moment.
En fait, l’apprentissage du japonais fut surtout formateur
lorsque je suis arrivée au Japon, à Nagasaki, où je suis restée vivre trois ans
en tant que lectrice de français. Là, à ma grande surprise et décontenancée, je
mis six mois avant de pouvoir communiquer en japonais avec des japonais.
J’étais alors confrontée au contexte et aux silences, mimiques, à tout ce qui
entourait ces signes que j’avais très consciencieusement appris. « La
relation au Japon […] se crée dès le départ dans la durée et n’est sans doute
pas acquise de facto puisqu’elle s’élabore plus dans le non-verbal, l’intuition
qu’au travers d’échanges de point de vue. ».[5]
La formation, tant du point de vue du sujet apprenant que de
celui du formateur, c’est cela aussi : apprendre à désapprendre. Lorsque j’ai
commencé à parler la langue japonaise avec des autochtones, il y avait aussi la
rencontre entre mon imaginaire que je laissais vagabonder par rapport à mes
besoins, désirs propres de façon intellectuelle ou bien sensible et la réalité
de cette langue au travers de l’utilisation qui en était faite par les
autochtones et qui différait de la langue que j’avais apprise, c’est à dire
l’autre de la langue, ses aspérités ce qui reste toujours mystérieux et
surprenant, le mouvement qui fait qu’elle est langue. Ce n’est pas alors une
confrontation au sens seulement dichotomique du terme mais une grande surprise
et « apprendre, c’est se trouver confronté à l’impréparation ou aux
fausses anticipations, c’est renoncer aux illusions des bonnes intentions,
c’est devoir faire face à l’inattendu du quotidien […] »[6].Le rapport à la langue
qu’elle soit étrangère ou bien maternelle d’ailleurs pourrait être une
métaphore pour une posture de base chez un formateur. Si, en effet, je persiste
dans une voie qui est la mienne et qui du coup renvoie à mon unité, un autre
registre de la langue me devient peut-être alors assez rapidement abordable.
C’est là encore la question de l’ouvert, du mouvement, de la dynamique de la
rencontre. L’erreur est peut-être de croire que là encore on ne doit pas faire
d’erreur. Tout dépendrait ainsi de l’attitude que l’on entretient vis à
vis de l’erreur.
[1] Emmanuel Levinas cité in Laplantine François, Nouss
Alexis, opus cité, article « dehors », pp. 192-198, p. 197
[2] Laplantine François, Nouss Alexis, opus cité, article
« dehors », pp. 192-198, p.197
[3] Philippe Meirieu, opus cité, p.42
[4] extrait d’un petit article que j’ai écrit à partir de mon
expérience de formatrice au Japon
[5] ibidem
[6] Jean Houssaye, Revue française de Pédagogie, n°143,
avril-mai-juin 2003, "Les tribulations du Bien et du Vrai en éducation",
pp. 69-78, p. 71
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