vendredi 10 février 2012

II.c.


Correspondances
Un peu plus tard, je m’ouvrais à une autre forme d’échange. J’eus en effet, deux correspondances sur la durée avec des perspectives différentes. L’une avec *, l’autre avec mon grand-père. * était la fille d’amis de fac de mes parents. Avec elle, je fumais mes premières cigarettes. Je la retrouvais dans le tourbillon de la vie comme le chante Jeanne Moreau. Nous avions grandi et dévorions les phrases de Julien Gracq, Albert Cohen et d’autres, nous laissant bercer par leurs timbres étranges ou drôles. Le visage de Marianne était une énigme. Elle avait de grands yeux ronds et marrons, perçants comme ceux d’un chat, le front dégagé qui laissait s’exprimer le cours de son visage pâle ; des pommettes saillaient sur ses joues lisses. Tout était là, à portée de regard tout comme le contenu de l’armoire de sa chambre rangé selon le signe distinctif des couleurs. Pourtant le mystère était prégnant. Ces lettres que nous échangions alors qu’on se voyait très régulièrement laissaient libre cours à nos sentiments. Souvent, nous partagions nos impressions et réfléchissions sur un thème ou bien une phrase qui retentissait en nous ; ce pouvait être encore une scène de la rue ou bien un simple fait d’actualité. Dans nos rencontres épistolaires, nous frôlions notre étrangeté réciproque et, au travers de thèmes légers et tristes, la vie et la mort, l’expérience de l’existence, de notre caractère humain mais aussi celle de notre Terre-Patrie ainsi que le dit Edgar Morin. Ces rencontres n’étaient pas que dans le contenu des idées ou des émotions mais s’immisçaient également au travers l’énergie du graphisme même des lettres épaisses que nous écrivions. * utilisait toujours l’encre noire et ses majuscules étaient très affirmées. Rencontre donc au travers de « l’extériorité du langage »[1] porté par l’écriture.
Penser, c’est ne pas être soi ou pas seulement soi-même, c’est n’être plus ce que nous étions et n’être pas encore ce que nous serons peut-être, c’est s’éloigner de soi. C’est une activité qui s’effectue, comme l’écrit Deleuze, « sous l’intrusion d’un dehors qui creuse l’intervalle, et force, démembre l’intérieur. »[2]

Les lettres de mon Grand-père portaient elles la marque d’un graphisme à l’ancienne, très fin et somme toute assez conventionnel. Je commençais à lui écrire à l’université à propos de mes doutes et rages de jeune adulte et nous échangions sur le tout-politique. Mon Grand-père me racontait la période trouble de la seconde guerre mondiale et les sentiments qu’elle lui avait procuré. Il me contait la difficulté qu’il y avait à garder pour soi certaines de ses manières de voir en ses temps difficiles. En fait, cette rencontre à l’écrit avec mon Grand-père en provoqua plusieurs autres. Ainsi, parallèlement, il m’abonna à toutes sortes d’hebdomadaires qui portaient sur l’actualité. Cet espace ouvert me permit ainsi de me rendre compte des innombrables interrogations dont nous sommes toujours la proie quant à la texture de notre monde. Ces lectures et les échanges qu’elles suscitaient me montrèrent ce que c’était que d’avoir un point de vue et d’en reconnaître les articulations, de reconnaître aussi leur fragilité. Je profitais de ces matériaux pour garder certains de ces articles et faire des revues de presse, classées par pays ou thèmes.

Langue japonaise

C’est ainsi que je découvris le japonais.
Un jour de septembre 1990, je vis sur la porte d’une salle de l’université d’*, « initiation au japonais ». J’entrai ; j’avais une troisième langue vivante à choisir pour mon cursus. La professeur de japonais était une femme blond foncé au visage rond et aux petits yeux brillants, le nez un peu busqué, la peau grasse. Elle était très vivante, assez énigmatique et pas du tout linéaire dans la présentation de cette langue. Son approche me changeait de l’enseignement plus classique de l’anglais et de l’allemand. Plus tard, je compris que cela s’expliquait sans doute par le fait de la structure grammaticale même du japonais qui est – soit dit un peu caricaturalement- tout à l’envers du français. Cette structure donc lui permettait une grande liberté pédagogique et l’attitude de * et son parti-pris pédagogique dont je m’étonnais alors est assez bien illustré dans ce qu’écrit Philippe Meirieu dans son livre « Apprendre… oui, mais comment ?»[3] :

[…] le métier d’enseigner requiert cette double et inlassable prospection, du côté des sujets, d’une part, de leurs acquis, leurs capacités, leurs ressources, leurs intérêts, leurs désirs, et du côté des savoirs, d’autre part, qu’il faut sans cesse parcourir, inventorier, pour découvrir en eux de nouvelles entrées, de nouvelles richesses, de nouveaux modes de présentation.

Ainsi, le japonais « était comme ma petite fenêtre d’ailleurs qui pouvait tout aussi bien me détendre et laisser aller mon imaginaire que me donner, étonnamment, des maux de tête terribles ».[4]. C’est avec grand intérêt que j’appris les bases du japonais, la formation des deux syllabaires d’après les kanji, caractères chinois et les sons qui s’y alliaient. J’avais l’impression – tout comme certains de mes camarades qui suivaient ce cours avec moi – de me retrouver un peu enfant puisque tous les repères structurels de ma propre langue y étaient pour ainsi dire absents. C’était également une façon de renouer avec une activité créatrice puisque nous consacrions un petit tiers du cours à l’écriture de lignes de katakana, hiragana et de kanjis choisis. J’aimais me retrouver, appliquée, à apprendre à écrire. Je me souviens ; au lycée, j’avais eu envie d’apprendre la langue arabe pour son graphisme et l’élan de ses courbes ; aussi, sans doute, par souci d’originalité adolescente.
Là, je prenais un malin plaisir à tirer la langue, attentive aux petits carrés pré-dessinés des feuilles polycopiées et à mes gestes un peu brusques et maladroits. Il y avait la réserve, l’humilité, la rigueur et, tout à la fois, un sentiment de liberté lorsque j’arrivais à écrire le signe puis à le réécrire encore et encore. C’était autre chose que les gammes de solfège ! En fait, le japonais était un espace où je pouvais cheminer comme dans un jeu de pistes mais, contrairement au rébus, je n’avais pas de réponses noir sur blanc : C’était source de bonheur ou bien de souffrances, selon ma disponibilité du moment.
En fait, l’apprentissage du japonais fut surtout formateur lorsque je suis arrivée au Japon, à Nagasaki, où je suis restée vivre trois ans en tant que lectrice de français. Là, à ma grande surprise et décontenancée, je mis six mois avant de pouvoir communiquer en japonais avec des japonais. J’étais alors confrontée au contexte et aux silences, mimiques, à tout ce qui entourait ces signes que j’avais très consciencieusement appris. « La relation au Japon […] se crée dès le départ dans la durée et n’est sans doute pas acquise de facto puisqu’elle s’élabore plus dans le non-verbal, l’intuition qu’au travers d’échanges de point de vue. ».[5]

La formation, tant du point de vue du sujet apprenant que de celui du formateur, c’est cela aussi : apprendre à désapprendre. Lorsque j’ai commencé à parler la langue japonaise avec des autochtones, il y avait aussi la rencontre entre mon imaginaire que je laissais vagabonder par rapport à mes besoins, désirs propres de façon intellectuelle ou bien sensible et la réalité de cette langue au travers de l’utilisation qui en était faite par les autochtones et qui différait de la langue que j’avais apprise, c’est à dire l’autre de la langue, ses aspérités ce qui reste toujours mystérieux et surprenant, le mouvement qui fait qu’elle est langue. Ce n’est pas alors une confrontation au sens seulement dichotomique du terme mais une grande surprise et « apprendre, c’est se trouver confronté à l’impréparation ou aux fausses anticipations, c’est renoncer aux illusions des bonnes intentions, c’est devoir faire face à l’inattendu du quotidien […] »[6].Le rapport à la langue qu’elle soit étrangère ou bien maternelle d’ailleurs pourrait être une métaphore pour une posture de base chez un formateur. Si, en effet, je persiste dans une voie qui est la mienne et qui du coup renvoie à mon unité, un autre registre de la langue me devient peut-être alors assez rapidement abordable. 
C’est là encore la question de l’ouvert, du mouvement, de la dynamique de la rencontre. L’erreur est peut-être de croire que là encore on ne doit pas faire d’erreur. Tout dépendrait ainsi de l’attitude que l’on entretient vis à vis de l’erreur.


[1]           Emmanuel Levinas cité in Laplantine François, Nouss Alexis, opus cité, article « dehors », pp. 192-198, p. 197
[2]           Laplantine François, Nouss Alexis, opus cité, article « dehors », pp. 192-198, p.197
[3]           Philippe Meirieu, opus cité, p.42
[4]           extrait d’un petit article que j’ai écrit à partir de mon expérience de formatrice au Japon 
[5]           ibidem
[6]           Jean Houssaye, Revue française de Pédagogie, n°143, avril-mai-juin 2003, "Les tribulations du Bien et du Vrai en éducation", pp. 69-78, p. 71

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